Mai 1942, dans la baie d'Audierne, où se trouve le célèbre phare d'Eckmuhl, les Allemands avaient entrepris des travaux titanesques : ils voulaient extraire le sable de cette plage immense, le stocker, puis le transporter par trains de 800 tonnes remorqués par deux locomotives. Pour se faire ils construisaient une ligne de chemin de fer de vingt-cinq kilomètres entre Tréguennec et Pont-l'Abbé. Le jour de leur départ, nos camarades étaient montés sur une machine haut-le-pied pour regagner Pont-l'Abbé, et de là rentrer à Saint-Mariens. Quelques instants après leur passage, les résistants bretons avaient fait sauter un pont.
Extrait de : Les Mémoires de Marcel Péroche : Sénateur Du Rail ( Avec La Collaboration De Didier Sénécal ) de Marcel Péroche , aux éditions BERGER-LEVRULT. Février 1984
Rendus fous furieux par l'attentat, les agents de la Gestapo avaient immédiatement arrêté tous les cheminots qui travaillaient à proximité du pont, dont nos deux collègues. Les dirigeants de la SNCF firent tout leur possible pour les sortir de prison, mais ils se heurtèrent à un mur.
- Ils seront jugés comme les autres, leur fut-il répondu. Heureusement, les cheminots allemands prirent l'affaire en main. Ils avaient une grande autorité, même sur l'armée qui savait que le transport était l'un des nerfs de la guerre.
- Mettez tous les cheminots français en prison, dirent-ils à la Gestapo, les roulants en particulier, et vous irez faire les trains à leur place!
Les policiers nazis se rendirent à leurs raisons, mais avant de relâcher les prisonniers, ils leur firent signer un papier stipulant qu'ils seraient arrêtés s'ils se trouvaient une nouvelle fois mêlés à des actes de sabotage. C'était une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête pour toute la durée de la guerre; de ce fait celle-ci leur parut beaucoup plus longue qu'aux autres Français... Nos deux camarades arrivèrent avec trois jours de retard. Je dois avouer que mon compagnon et moi n'étions pas fiers d'aller les remplacer. Nous nous voyions déjà en prison, car les Bretons opposaient une résistance acharnée à l'occupant. Notre seul espoir d'échapper au roulement de Pont-l'Abbé était le chef de feuille de Quimper, un ami de longue date. Lors de son stage de chauffeur à Thouars, ce jeune ingénieur des Arts et Métiers était monté pour la première fois sur une machine en ma compagnie et n'avait jamais oublié cette journée.
Arrivée en pays bigouden
- Ne t'inquiète pas, dis-je à mon compagnon, je vais lui demander de nous conserver au dépôt de Quimper. Nous ferons des trains sur Quimperlé ou Châteaulin, au lieu d'aller avec les Allemands dans cette maudite baie d'Audierne.
Le soir, en arrivant à Quimper, nous nous rendîmes aussitôt au dépôt; hélas, mon ami était de repos et son remplaçant n'hésita pas une seconde : il nous désigna pour aller conduire les trains de travaux sur la ligne en construction, à la place de nos deux infortunés camarades. Notre moral s'effondra. Le lendemain, juste avant le départ, je rencontrai enfin mon ami le chef de feuille et l'invitai à boire un café au buffet pour fêter ces retrouvailles. Je lui rappelai les déboires de nos prédécesseurs et lui fis part de nos appréhensions.
- Prenez le car jusqu'à la station d'après Plonéour. De toute façon, la conductrice vous dira quand il faudra descendre. Là, vous verrez la machine de travaux, et vous vous arrangerez avec l'équipe que vous remplacez. Mais avant tout prenez ces boîtes de sardines et de singe. Vous trouverez du cidre sur place. Je ne peux malheureusement pas vous donner de pain, car aucune boulangerie n'est ouverte. Ordre de l'occupant pour punir la population des actes de sabotage. - Voilà la relève! s'écria le mécanicien. Montez. Vous nous remplacerez à midi. - Pour le reste, débrouillez-vous. Allez draguer dans la campagne. Les Bretons sont braves, mais un peu méfiants. |
- Ne t'en fais pas, me répondit-il, cela n'arrivera pas tous les jours. D'ailleurs, les cheminots allemands vous suivront. Ils ont donné des ordres pour que vous ayez la paix. Si quelque chose ne tourne pas rond, passe-moi un coup de fil. Nous partîmes pour Pont-l'Abbé plutôt rassurés par ces bonnes paroles. Dès notre arrivée, le chef de gare nous donna ses directives ; Après huit heures de service et un léger dîner, nous partîmes en quête de ravitaillement. Un agent d'exploitation nous avait indiqué une ferme située à quelques centaines de mètres de notre wagon, et dont la façade très caractéristique était ornée d'une croix. Une vieille femme nous reçut; nous nous présentâmes et lui expliquâmes ce que nous voulions. Mais il s'avéra très vite que nous dépensions notre salive en pure perte : elle ne comprenait pas un mot de français et s'exprimait dans une langue que nous ne connaissions pas. Heureusement, une assez belle femme d'une quarantaine d'années vint à son secours. Elle nous demanda dans un français excellent les raisons de notre visite. |
- Ah oui, bien sûr... De quelle région êtes-vous?
- Des environs de Bordeaux.
- Ah, Bordeaux, c'est une grande ville. Il parut surpris que nous venions d'aussi loin.
- Je vois que vous voyagez beaucoup. Moi aussi, j'ai beaucoup voyagé. Je m'attendais à ce qu'il nous annonce qu'il avait fait le tour du monde, mais il précisa :
- J'ai fait mon service militaire à Dreux. Je suis allé plusieurs fois à Quimper, à Châteaulin, et même à Quimperlé. Il avait effectivement vu du pays...
- Eh bien, reprît-il, puisque vous êtes de Bordeaux, nous allons boire une bonne bouteille de votre région. Femme, va à la cave chercher une bouteille. Tu la prendras dans le fond, à droite. C'est le meilleur. Pendant que nous dégustions, il nous demanda ce que nous voulions exactement comme ravitaillement.
- A vrai dire, nous n'avons rien. Eh bien, faisons une liste : du beurre, des œufs, du rôti de cochon... Vous aurez ce qu'il faut pour le faire cuire ?
- Oui, oui, répondis-je.
Ces mots magiques chantaient à nos oreilles. Il continua son énumération enchanteresse :
- Des volailles, du cidre, et surtout du pain. Ne vous inquiétez pas, nous avons de tout cela. Nous ne sommes pas malheureux dans ce pays breton. Les Allemands n'emportent pas tout. Les seules choses qui nous manquent, ce sont le chauffage et la lumière.
L'électricité n'était pas encore installée à cette époque, et comme tout le monde ils n'avaient droit qu'à quelques sacs de charbon pour l'année, auxquels s'ajoutaient mensuellement un litre de pétrole et une poignée de carbure. Je fis un clin d'ceil à mon compagnon, qui comprit aussitôt.
- Excusez-nous, dis-je à ces braves gens, nous sommes de retour dans une demi-heure. Vous ne serez pas couchés?
- Non, jamais avant minuit.
Nous revînmes avec un sac contenant quatre briquettes de douze kilos chacune et une demi-livre de carbure. Ils eurent l'air stupéfait en voyant notre chargement.
- Vous n'aurez pas d'ennuis, j'espère?
- Oh, vous savez, les Allemands font comme nous. Pourvu que leurs trains se fassent, le reste ils s'en fichent. II n'y eut rien à faire pour qu'ils acceptent un peu d'argent.
- Venez quand vous voudrez, nous dirent-ils.
Face à l'occupant
En fait, j'avais été un peu trop généreux avec le carbure, car nous n'en touchions qu'une faible quantité tous les mois. Comme nous avions absolument besoin de lumière le matin et le soir, je téléphonai au dépôt de Quimper pour demander un supplément qui me fut refusé parce qu'ils étaient à cours. Il ne me restait plus qu'à m'armer de courage pour aller voir le chef des Prussiens de l'entreprise, un jeune capitaine d'une trentaine d'années qui aurait dû être sur le front russe. Il me fit entrer dans son bureau et appela un interprète. J'exposai alors ma demande en m'efforçant d'être le plus convaincant possible, mais j'étais impressionné par l'officier qui me regardait droit dans les yeux avec un visage impassible. Je commençais à regretter sérieusement ma démarche lorsqu'il se mit à parler d'une voix forte à l'interprète. Je m'attendais au pire, mais ce dernier se tourna vers moi pour m'annoncer :
- Le capitaine vous fait dire de prendre un bidon de carbure de cinquante kilos au magasin. Il va vous faire signer un bon. Je me demandai si j'avais bien compris, mais on me remit bien un bidon de cinquante kilos : mes amis de la ferme à la croix allaient pouvoir s'éclairer un bon moment !
Notre deuxième séjour en zone rouge se prolongea jusqu'à l'inauguration de la ligne Pont l'Abbé-Tréguennec, au cours de laquelle deux locomotives 2-3-0-800 tractèrent un train de sable de 800 tonnes dans une rampe de 25 % (Il s'agit d'une erreur, il faut lire 2,5%). J'eus la surprise de retrouver ma vieille 2-3-0-803, dont j'avais été le chauffeur titulaire dix ans plus tôt au dépôt de Saintes ! Le soir même, nous allâmes faire nos adieux à ces braves Bretons qui nous avaient tant aidés, et nous leur offrîmes un sac de briquettes, ainsi qu'un récipient métallique rempli de carbure...
1943, de jour comme de nuit
Je fis encore trois déplacements d'une vingtaine de jours chacun à Pont-l'Abbé en 1943. La ligne de Tréguennec, que nous avions inaugurée l'année précédente, était alors en pleine activité. De jour comme de nuit, les wagons se succédaient sous un toboggan qui les remplissait de sable. Il fallait à peu près une heure et demie pour charger un train de 800 tonnes, et une douzaine de convois par vingt-quatre heures étaient acheminés en double traction sur Pont-l'Abbé. De là, ils étaient répartis sur tout le front de l'Atlantique. Notre quartier général n'était plus au bord de l'océan, mais à Pont-l'Abbé, où l'on nous avait affecté une grande maison vide. Nous disposions d'une cuisinière à charbon, du gaz de ville, de poêles, de casseroles et d'assiettes, mais nous n'avions malheureusement rien à mettre dedans. En l'absence de cantine et de ravitaillement, la seule solution était la drague au marché noir dans la campagne. Ne pouvant plus nous rendre le soir chez nos amis de la ferme à la croix, nous avions mis au point un nouveau système. Quand j'emmenais une rame vide au remplissage, je ralentissais devant une ferme de notre connaissance pour que le chauffeur descende en marche, et je continuais tout seul. Deux heures plus tard, en repartant avec mon train chargé, je prenais mon compagnon au passage. Nous basculions alors quelques briquettes dans le fossé, en échange des victuailles fournies par les Bretons.
Je peux affirmer que tous les roulants en déplacement, de quelque dépôt qu'ils soient, agissaient de même, car c'était le seul moyen d'avoir à manger. Les agents de la police des chemins de fer voyaient nos manœuvres d'un mauvais œil, mais ce qui aurait été répréhensible en temps de paix nous semblait tout à fait légitime sous le joug de l'occupant. Les Allemands étaient d'ailleurs parfaitement au courant, mais pour eux, seul comptait le rendement; pourvu que leurs trains de sable se fassent dans de bonnes conditions, ils étaient prêts à fermer les yeux.
Bien sûr, il ne fallait pas abuser. Un jour, une équipe venant d'un dépôt que je ne nommerai pas, échangea la moitié d'un cochon contre un tender de charbon. Pour emporter leur bien, les paysans durent venir avec des tombereaux tirés par des bœufs! Si encore le train était parti à l'heure, l'histoire aurait pu être étouffée, mais il fallut recharger à la pelle un tender que tout le monde avait vu plein la veille. La police française fut alertée, et elle arrêta les deux agents. Ils ne furent relâchés que grâce à l'intervention des Allemands, qui leur trouvèrent des circonstances atténuantes :
- Ces agents n'ont pas de cantine, il faut bien qu'ils se débrouillent.
Le jour même, une note de service fut affichée sur la porte de notre logement par l'armée d'occupation : AVIS. Les agents de la SNCF qui seront à l'origine de retards pour les trains de sable seront déportés comme STO en Allemagne. Cet avertissement nous incita à la prudence, mais le ravitaillement clandestin continua jusqu'à l'arrivée des Américains.
Je n'ai jamais compris pourquoi les Alliés ne bombardaient pas les installations de Tréguennec, les silos de sable et le matériel de chargement. Toutes les nuits, il y avait une alerte; les lumières s'éteignaient, et nous entendions le ronflement des avions qui passaient au-dessus de nous. Pourtant, jamais une bombe ne fut lâchée, ni le travail interrompu.
Notes :
description des convois : En avril 42, le trafic envisagé est de 6 rames de 750 tonnes par jour (500 t utiles et 250 t de matériel) avec service de 3 x 8, soit une rame par 4 heures, remorqué par des machines 230.800. La disposition des machines est de 2 machines sur l'embranchement et de 3 sur la ligne Quimper pont l'Abbé ce qui implique 12 équipes traction. Lors de la dernière inspection, le 21 mai 42, il a été procédé à un train d'essai entre la carrière et le faisceau de garage : 27 wagons soit 751 tonnes on été remorqué en double traction par deux machines 230.800, sans difficulté en 30 minutes environ, en respectant les vitesse prescrites, soit 30 km/h sur la nouvelle plateforme et 20 km/h sur l'ancienne. Le temps alloué aux mécaniciens pour le parcours sera donc de 35 minutes. Rien à signaler en ce qui concerne la tenue de la voie jugée satisfaisante sauf le remblai trop étroit à renforcer peu avant d'arriver à la carrière.
Longueur de l'embranchement : L'embranchement de Tréguennec mesure exactement 11, 6 kilomètres : C'est le tronçon de voie ferrée reliant le chantier de Prat-ar-C’hastel à la gare de Pen-Enez en Tréméoc. La voie comprend deux parties : La première, 9,5 kilomètres, est une construction neuve reposant sur ballast léger sable/galets. La seconde, longue de 2,1 kilomètres, est construite sur l’ancienne plate-forme de la voie étroite Pont l’Abbé Pont-Croix élargie par la Todt. La première partie est entièrement neuve et créée par l'entrepreneur pour l'infrastructure de l'autorité allemande : Fa Dr. Ing. Rathjens, Tiefbauunternehmung. Cette première partie, nommée « zum Neubau einer normalspurigen Kietransportbahn von Pont l'Abbé zum Ozean » part du camp Todt et rejoint l'ancienne plateforme de la voie Pont l'Abbé-Audierne.
Durée de chargement : Cette durée est matériellement peu probable : si le chargement de 27 wagons, soit 500 tonnes dure 1heure et demi, le trajet aller prends 35 mn et le retour autant, soit un total de 2 heures 40mn sans compter le décrochage à Pen Enez, les manoeuvres etc.
Le sabotage : Le sabotage fut opéré le 1er mai 42 au matin. Guy Le Corre et un autre cheminot travaillait dans le secteur lorsque le pont à sauté. Il raconte cet épisode dans un livre de René Chesnais intitulé « La guerre et la résistance dans le Sud de l’Ille et Vilaine ». Le Corre et un autre cheminot furent convoqués à la gendarmerie dans l'après midi du 1er mai 42 et incarcéré pendant 4 jours à la prison de Quimper. Voir son témoignage ici