Janvier 1944, "Où et quand aura lieu le débarquement anglo-américain est la question qui préoccupe aujourd’hui tous les soldats". C'est par cette phrase que débute l'exposé que va présenter le commandant Rhein à l'État-major allemand. Un document très instructif et un bilan complet sur tout ce que savaient les Allemands au sujet des forces Alliées quelques mois avant le débarquement. Voici l'exposé du commandant Rhein sur les préparatifs du débarquement, extrait du rapport d'activité du XXVe Corps d'Armée allemand en occupation en Bretagne, un document historique.
Où, et quand, aura lieu le débarquement anglo-américain est la question qui préoccupe aujourd’hui tous les soldats, de la plus haute autorité militaire au dernier grenadier. Une discussion pour savoir si en gros le débarquement aura lieu est superflue, encore que plus d’un s’en soucie. Il est sûr que l’Anglais désirerait éviter le débarquement, mais il a conscience qu’il doit, depuis longtemps déjà, le débarquement à son allié russe et que sans le débarquement, une décision de la guerre dans le sens qu’il entend ne peut avoir lieu. Alors que sur les fronts terrestres, les intentions offensives de l’ennemi ne peuvent être dissimulées quant au lieu et à la date que très rarement, par contre, pour un débarquement, tous les moyens de renseignements font défaut, en ce qui concerne ce lieu et cette date. L’ennemi fera le maximum pour tenir secret l’endroit et le moment. Il s’efforcera en outre dans tous les cas de nous induire en erreur sur ses intentions. Reste à discuter quels points de repère nous donnent les renseignements possédés sur l’ennemi au sujet de ces deux points d’interrogation.
Le débarquement peut se produire chaque jour. L’ennemi est prêt.
Depuis des mois déjà, le commandement est confié au commandant en chef des forces alliées de débarquement, le Général Eisenhower, et à son adjoint, le maréchal de l’air britannique Tedder. Le général Montgomery commande le Groupe d’Armées britannique, le général Bradley le Groupe d’Armées américain. Le maréchal de l’air Mallory est le commandant en chef des forces aériennes alliées ; le commandant en chef de la huitième USAAF est le général Doolittle. Le commandant en chef des forces navales est l’amiral Ramsay. Autant qu’on puisse le savoir par les renseignements des agents, pour les forces terrestres disponibles en Angleterre, on peut compter actuellement sur environ : 45 divisions d’infanterie, 4 brigades d’infanterie autonomes, 12-13 divisions blindées, 12 brigades blindées autonomes, 5 divisions aéroportées, 6 bataillons de chasseurs-parachutistes.
Les informations de la Luftwaffe, les forces aériennes disponibles pour soutenir le débarquement proprement dit comprendraient environ 4 300 appareils du type lourd et moyen (avec une disponibilité permanente d’environ 3 000 appareils), 2 300 chasseurs (avec une disponibilité permanente d’environ 1 600 appareils), et en outre environ 400 chasseurs de nuit. La flotte dispose dans les eaux britanniques de 8 cuirassés, 8 croiseurs lourds, 15-20 croiseurs légers, 150 destroyers environ, 6 porte-avions, 15-20 porte-avions auxiliaires, sans compter un grand nombre d’escorteurs, de corvettes, de sous-marins, de dragueurs de mines, de vedettes rapides, de patrouilleurs et d’autres bâtiments de guerre auxiliaires.
Le tonnages disponible pour le transport comprend : 100 à 200 bateaux de débarquement, plusieurs centaines de grandes péniches de débarquement et des petites péniches de débarquement en nombre inconnu ; en outre un tonnage en navires de commerce d’environ 1 250 000 tonnes pour les transports nécessités par les ravitaillements. Un important renforcement de ce tonnage apparaît en tout le temps possible.
D’après les calculs de la Kriegsmarine il apparaît possible, avec le matériel existant, de transporter d’Angleterre, par bateau, 25 divisions de débarquement d’un seul coup. Les chiffres avancés indiquent clairement que l’attaque peut se produire n’importe quel jour. L’équivalent des divisions d’infanterie, des divisions blindées, des troupes aéroportées et des commandos avec le matériel le plus récent, est achevé après qu’en Angleterre l’industrie des armements de l’armée de terre ait atteint déjà début 1943 son maximum. Fin 1943, elle était en mesure de produire mensuellement le matériel de guerre pour environ 4 divisions d’infanterie. En outre proviennent en grande quantité les productions de guerre du Canada ainsi que des États-Unis. La seule production mensuelle des USA, uniquement en bateau de débarquement, est estimé à au moins 30 navires de débarquement de chars, 200 péniches de débarquement de chars, 200 bateaux plus petits, alors que la production mensuelle en Angleterre est d’environ le quart de ces chiffres. Il se peut que ce soit la raison pour le report de la date de l’invasion, de quelques semaines, l’adversaire n’ayant pas besoin de cette attente d’après ce que l’on sait jusqu’à présent. Par suite de la neutralisation absolue d’une reconnaissance aérienne suffisante de notre part, des surprises de toute nature sont possibles en ce qui concerne les présentes estimations sur le tonnage, surprises qui en ce cas pourrait être encore plus désagréables.
Parlons également de la possibilité d’un report du débarquement. Spéculation sur un thème diplomatique. Comme les Anglo-saxons n’auraient pu respecter la date du débarquement qui aurait été arrêtée à Téhéran avec Staline, ils auraient été contraints, en compensation, de laisser tomber le gouvernement polonais en exil. Mais tout cela peut être considéré comme une manœuvre d’intoxication. Qu’il soit rappelé, dans ce contexte, la nouvelle diplomatie présumée absolument sûre, selon laquelle les Américains, après la libération de l’Afrique du Nord, effectueraient d’abord le débarquement en Sardaigne. Ce fut le contraire qui se produisit, ils débarquèrent en Sicile et la Sardaigne fut évacué volontairement par nous.
En ce qui concerne le moment le plus précis du débarquement, s’est formé l’idée que celui-ci aurait lieu dans les conditions les plus favorables pour l’assaillant, au moment de la nouvelle lune, donc d’obscurité totale coïncidant avec l’époque où, avant l’aube, la marée atteint son niveau le plus élevé. Se tenir absolument à ce point de vue apparaît dangereux. À cet égard aussi des surprises sont certaines et surtout si on se rappelle que, de la pointe ouest de la Bretagne à Calais la marée a seulement un décalage de 7h30 et qu’ainsi les hauteurs maximum de marée vont différer en conséquence. Un temps stable est sans aucun doute souhaité pour un débarquement, car les ravitaillements peuvent être sérieusement compromis par un mauvais temps survenant brusquement.
Également pour le lieu du débarquement, tous les renseignements antérieurs deviennent caducs.
Les chiffres donnés sur les forces de combat prêtes à l’action et disponibles, dont la moitié environ peuvent être mise à terre en même temps, montrent que l’ennemi peut attaquer en tout lieu également avec des forces importantes. Le front côtier de 1 000 km environ, des îles de la frise occidentale, donc du golfe de l’ancienne Zuiderzée, jusqu’à l’île d’Ouessant, n’est en aucun endroit éloigné de 200 km du littoral anglais opposé qui s’étend de Great Yarmouth jusqu’à l’extrémité ouest de la presqu’île de Cornouailles. D’après les renseignements sur l’ennemi actuellement en notre possession, les troupes de combat se trouvent massées en arrière de cette zone, leur centre de concentration principale restant inconnu.
Des ports de départ existent en nombre suffisant sur la côte Sud et Sud-Est de l’Angleterre et à plus forte raison si on lui ajoute le canal de Bristol et même la mer d’Irlande. Les bateaux modernes de débarquement de moyenne capacité, dont la production a été poussée au maximum, couvrent ces trajets maritimes par leurs propres moyens et avec leur équipage dans des délais qui n’imposent plus de transbordement des troupes et des chars, d’un navire de transport, sur les péniches de débarquement. Une semblable constatation est valable, dans des conditions atmosphériques relativement favorables, également pour la totalité de la zone côtière, loin vers le sud au-delà de l’embouchure de la Loire.
L’intervention active d’agents et le regain d’activités offensives de l’aviation sur les aérodromes de la région de Bordeaux fait entrer ce secteur de la côte du golfe de Gascogne jusqu’à la frontière espagnole dans le cadre de nos réflexions.
Il en est de même de la côte méridionale de la France qui est maintenant l’objet de constantes attaques aériennes non seulement d’Afrique mais aussi de Sardaigne et de Corse. Pour le débarquement de troupes suffisamment fortes, l’ennemi dispose, aussi bien en Afrique du Nord qu’en Italie du Sud, de nombreuses divisions en partie aguerries et d’un excédent de tonnage aussi bien pour le débarquement que pour le transport. Quant à savoir où aura lieu le débarquement, une seule réponse s’impose : partout. Néanmoins on peut comprendre parfaitement les citations du commandant ennemi. En partant du même point de vue qui pousse les Anglais à hésiter, toutes les données chiffrées de cette force considérable peuvent également ne pas nous effrayer.
Les Anglo-américains ont déjà effectué plusieurs débarquements, en Afrique occidentale, en Afrique du Nord, en Sicile, en Italie du sud à Salerne, à Nettuno. À l’exception de Salerne, ils ont débarqué par surprise sur une côte entièrement dégarnie de défense, car la défense des Italiens, qui alors n’était pas encore sortis de l’Axe, ne peut être considérée comme telle. À Salerne ne se trouvaient que de faibles forces allemandes, ne disposant d’aucun aménagement fortifié et cependant il s’en est fallu de peu pour que l’ennemi soit à Salerne rejeté à la mer. Sur les côtes de France, le débarquement est une autre affaire, c’est une entreprise téméraire qu’appréhende l’anglais qui n’aime jouer qu’à coup sûr.
La mer est notre principale alliée. 25 divisions ne peuvent être mises à terre en quelques heures voire même en quelques jours, alors que pendant ce temps la contre-attaque destructrice de la défense doit et peut frapper. La question non tranchée du lieu et de la date oblige à être constamment en état de se défendre. Il ne faut pas également s’attendre à ce que l’adversaire se fasse remarquer par des attaques aériennes déclenchées subitement sur les arrières quelques jours avant le débarquement. L’ennemi est déjà maintenant en mesure, comme il le fait précisément sur la côte de la Manche et comme le prouve l’attaque d’hier sur Le Mans, de mettre en œuvre plus puissamment ses forces aériennes pour conserver la surprise au moment de l’attaque proprement dite. Si le débarquement devait encore être repoussé de plusieurs semaines, cela nous serait plus profitable qu’à l’ennemi, si chacun de nous à sa place, utilise le délai accordé, pour la préparation ultime de la totalité des moyens de défense.
Pour en savoir plus :
Extrait du RAPPORT D’ACTIVITE DU XXVe CORPS D’ARMEE ALLEMAND EN OCCUPATION EN BRETAGNE
Exposé du commandant RHEIN sur les préparatifs du débarquement
Texte présenté traduit et annoté par le commandant EVEN - Service historique de l’armée de Terre - Château de Vincennes (1978)
Janvier 1944
Annexe 4 page 249