C’est une immense digue de béton en arrière de la dune. Recouverte par les oyats, à quelques encablures de la mer qui grignote patiemment mais sûrement le rivage et en repousse les limites, le concasseur de galets imprime sa marque dans un paysage en mouvement. Pour certains, c’est une scorie, une verrue, rappelant inopinément des années volontairement oubliées ; pour d’autres, c’est une arête, une incise, dans une baie d’Audierne qui s’offre au regard du promeneur dans sa platitude magnétique. Une forteresse vide, silencieuse, improbable.
Emission du mercredi 18 juin 2003 "Paysage après la guerre" par Laurent Venneuguès et Laurent Le Gall - réalisation : Ghislaine David
Entre la pointe du Raz et la pointe de Penmarc’h, sur une trentaine de kilomètres, la baie d’Audierne s’étire. Monde amphibie, formé de paluds et d’étangs, d’anciennes fermes recroquevillées à l’abri de vieux pins ployés par un vent qui vient toujours de la mer. Monde des terres vagues, pauvres, des bourgs maigres qui émergent de-ci, de-là. Monde de la frontière entre terre et mer, surtout.
Le concasseur de galets est donc un hasard ou presque ; c’est un hasard de l’histoire. Construit pendant la deuxième guerre mondiale sur la commune de Tréguennec, il apparaît aujourd’hui encore comme l’un des grands stigmates du Mur de l’Atlantique. Né dans le cadre de l’opération Todt qui devait couvrir dès 1942 le littoral de l’Europe occidentale d’une ceinture de béton, d’acier et de canons, il a employé des centaines de personnes – gens du coin, ouvriers du STO, Russes blancs – à dépecer le cordon de galets qui s’était accumulé depuis des millénaires.
L’immense bâtiment indestructible s’est tu après la guerre. Il a entraîné dans son silence celui des habitants des communes littorales, acteurs volontaires ou involontaires d’une machine de défense et de guerre. Il a façonné involontairement un paysage maritime : en se « nourrissant » des tonnes de galets qui formaient une barrière naturelle entre le mer et la terre, il a provoqué – et il provoque toujours – un recul de la frange littorale. Déjà, des blockhaus affalés sur l’immense plage confortent le promeneur dans l’idée que la mer gagne rapidement. Dans quelques années, le concasseur ne sera plus qu’une île de béton, un souvenir à demi effacé.
Tréguennec n’est donc pas un lieu de mémoire puisque la mémoire s’y est dérobée. Dans le jeu d’interrogation, de séduction entre le paysage-palimpseste et son histoire encore récente, se trament les appropriations particulières d’un lieu.
Intervenants : Yvon Le Menn, écrivain, François Bourgeon, auteur de BD, Éric Jézéquel, potier, Jean-Pierre Abraham, écrivain, Bruno Bargain, naturaliste, et des habitants de la commune de Tréguennec